En 2003, avec les partenaires et des femmes du quartier de la Duchère, JM (Michel Jeannès) invente les Journées du Matrimoine et les articule – les boutonne – aux Journées Européennes du Patrimoine avec la complicité bienveillante de Michel Kneubühler, alors responsable de la coordination des JEP à la DRAC Rhône-Alpes. Celui-ci fait une place aux Journées du Matrimoine dans le programme officiel des JEP. Les femmes – et les hommes qui ont une boîte à boutons – sont convié.es à ouvrir leur trésor domestique et partager les souvenirs attachés aux menus objets.
En 2020, la validation par l’ICANN de l’extension de nom de domaine .art offre l’opportunité d’une réinscription symbolique des Journées du Matrimoine dans le champ artistique. L’auteur crée le nom de domaine www.journeesdumatrimoine.art et refonde les Journées du Matrimoine en revenant aux principes fondamentaux qui sous-tendent l’idée originale : l’intime, la parcimonie, la modestie du propos, l’immatériel, l’échange, la transmission, le lien, le commun.
Réfléchissant à la notion de fonds participatif, l’artiste réévalue aussi la dissémination des boîtes à boutons, à la fois singulières et communément répandues dans les foyers, parfois abandonnées dans les maisons ou les brocantes, souvent encore actives chez qui pratique la couture, en professionnels-elles ou amateurs et amatrices. Au-delà du mémoriel, la fonction de réparation de la boîte à boutons prend une valeur métaphorique nouvelle au vu des cruciaux impératifs de réparation écologique et sociétale.
Mérimée… périmé ?
De la « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » aux Journées du Matrimoine
par Michel Kneubühler, coordinateur des Journées Européennes du Patrimoine à la DRAC Rhône Alpes en 2003.
Puisque « Monsieur Bouton » nous y invite, ouvrons donc la boîte à mémoire. Nous sommes en 2003 et le ministère de la Culture célèbre, cette année-là, le bicentenaire de la naissance de Prosper Mérimée (1803-1870) qui, comme on sait, fut non seulement un de nos plus talentueux prosateurs mais aussi, en tant qu’inspecteur général des monuments historiques pendant plus d’un quart de siècle (1834-1860), le principal fondateur de l’administration chargée de protéger et de restaurer « les monuments qui, au regard de l’art et de l’histoire, présentent un intérêt public ». Très logiquement, la vingtième édition des « Journées européennes du patrimoine » – appellation qui, depuis 1992, s’est substituée à l’intitulé initial de « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » (1984) – est placée sous l’ombre tutélaire de « M. Première Prose »… Michel Jeannès, grand amateur d’anagrammes, appréciera sans doute celle dont Victor Hugo affubla un jour l’auteur de Colomba. C’est précisément dans le contexte de la préparation de cette vingtième édition des « JEP » qu’intervient la proposition de La Mercerie d’organiser, dans le quartier de la Duchère à Lyon, les premières Journées du matrimoine.
À première vue, la suggestion aurait pu ne paraître qu’amusante et anecdotique, une pirouette langagière comme aime à en distiller notre « Monsieur Bouton ». Pourtant, l’inscription de ces premières Journées du matrimoine dans le très officiel programme des « JEP » élaboré par la DRAC et ses partenaires publics, en l’occurrence la Ville de Lyon puis, pour les éditions les plus récentes, le Grand Lyon, s’est immédiatement imposée. C’est que, sous son apparence « décalée », la proposition de La Mercerie illustrait en réalité avec acuité et pertinence l’évolution qu’a enregistrée l’événement créé par Jack Lang en 1984. Au risque de surprendre, on peut même avancer que rares sont les propositions qui font écho avec autant de justesse aux principes mêmes de la manifestation désormais partagée par quarante-neuf pays du Vieux Continent ainsi qu’aux transformations qu’elle connaît depuis un quart de siècle. Pour le dire autrement : entre 1984 – « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » – et 1992 – « Journées européennes du patrimoine » –, il nous a fallu en un sens admettre que « Mérimée, c’est périmé » ; depuis 2003, nous savons qu’à la notion de patrimoine doit désormais être associé le concept de matrimoine.
Laissons d’abord parler les « p’tits mots logiques », comme dirait Michel Jeannès1. Dans le droit romain, le patrimonium désignait ce qui, au sein de l’héritage du paterfamilias, devait être transmis aux générations suivantes. Patrimoine et héritage sont donc deux termes étroitement liés et on peut considérer que, dans les deux expressions utilisées par le Conseil de l’Europe pour désigner l’événement, en français – « Journées européennes du patrimoine » – comme en anglais – « European Heritage Days » –, le choix de ces deux mots fut particulièrement pertinent. Du reste, dans les deux langues, peut être soulignée une même et, en apparence, paradoxale évolution sémantique : des termes renvoyant initialement, et de façon forte, au domaine du privé – voire de l’intime : ne parle-t-on pas de « patrimoine génétique » ? – en sont venus à désigner ce qui, dans la nature ou la production humaine, relève du « bien commun »… à l’échelle d’un territoire donné, d’une nation, voire de l’espèce tout entière, comme l’attestent l’UNESCO et sa « liste du patrimoine mondial de l’humanité ».
Ce n’est pas ici le lieu d’analyser par quel glissement de sens et quelle évolution des concepts le terme de patrimoine l’a peu à peu emporté sur la vieille notion de « monument historique ». Contentons-nous d’observer à quel point, depuis un bon demi-siècle, le concept de patrimoine s’est développé, privilégiant désormais une approche plus anthropologique que juridique ou politique ; la production patrimoniale est aujourd’hui considérée comme une construction symbolique, sans cesse en évolution, émanant d’un collectif humain, d’où l’extrême diversité des objets susceptibles d’être reconnus comme « patrimoniaux » par tel ou tel groupe social et – parfois – légitimés par la collectivité publique : aux vestiges archéologiques, églises et châteaux de la première liste établie par Mérimée en 1840, presque intégralement composée de « hauts lieux du pouvoir et de la foi », se sont ajoutés les témoignages de l’ancienne société rurale, les installations industrielles, les lieux de mémoire, les savoir-faire, le patrimoine immatériel etc. Si tout n’est pas patrimoine, tout, potentiellement, peut le devenir, dès lors qu’un collectif humain voit dans ce legs du passé, aussi modeste soit-il, un « bien commun ». Or, intervenue une quinzaine d’années après l’instauration, en 1975, de l’« Année européenne du patrimoine architectural », la création à l’échelle du continent, en 1991, des « Journées européennes du patrimoine » (la France, pour sa part, n’adoptera l’intitulé que l’année suivante… et encore, sans l’épithète…) est précisément venue offrir, à une échelle jusqu’alors inédite, un cadre chronologique et institutionnel commun aux attentes exprimées, d’Erevan à Dublin, de Palerme à Helsinki, par de nombreux Européens2.
Il faudra bien qu’un jour les différentes disciplines qui se préoccupent d’étudier nos sociétés – de l’histoire à la sociologie, de l’anthropologie à la politologie – s’intéressent à ce phénomène qui, chaque année, en septembre, jette depuis bientôt deux décennies des millions d’Européens hors de chez eux pour les rassembler au sein de quelques dizaines de milliers de sites « patrimoniaux ». Pour l’heure, force est de constater que nous ne disposons sur les JEP que de quelques analyses qui, aussi remarquables soient-elles, ne peuvent qu’esquisser certaines pistes3. Que nous apprennent-elles ? Que les JEP sont bien devenues, en tout cas en France, un rituel collectif qui permet de « voir le territoire autrement ». Qu’elles créent chaque année, pendant deux jours, un « espace public non marchand » favorisant le partage, la rencontre, la convivialité et incitent à fêter ensemble l’héritage commun. Qu’elles produisent du lien social, suscitent la constitution de « communautés éphémères » et se caractérisent par l’esprit de gratuité et une évidente « bonne volonté sociale ». Bref, pour rester dans le domaine français, qu’elles s’apparentent à un « 14-Juillet du patrimoine4 » et constituent un moment privilégié pour mener une action culturelle féconde autour du « bien commun » que les habitants d’un même territoire reconnaissent comme tel.
Et les Journées du matrimoine ? Quand Michel Jeannès écrit : « Il s’agit de produire du sens en boutonnant les territoires, en reliant des temps, les espaces et ceux qui les vivent et les habitent », dit-il autre chose que Dominique Poulot décrivant la production patrimoniale comme « un processus social, d’horizon démocratique, susceptible de fournir à la communauté qui y investit une forme de développement, économique et culturel, et surtout de compréhension d’elle-même et des autres dans l’espace et le temps5 » ? Quand, au Centre social de la Sauvegarde ou au Musée dauphinois, le même Michel Jeannès invite les habitants de la Duchère ou de Grenoble à prendre part aux « chantiers de paroles », ne recrée-t-il pas lui aussi une « mitoyenneté éphémère » génératrice de mieux-vivre ensemble ? Et quand, toujours au Musée dauphinois, il met en relation les boutons collectés par Hippolyte Müller, ceux des « gens de l’alpe », et ceux qu’ont réunis, au sein de La Tonne, les membres du Collège participatif, ne tisse-t-il pas, à son tour, la chaîne qui, des colporteurs d’hier aux Isérois d’aujourd’hui, relie, dans la diversité de leur être-au-monde, toutes ces personnes qui ont en commun d’avoir élu domicile sous le même ciel, dans le même territoire ? S’il y a bien une chose que nous ont apprise, au fil de leurs différentes éditions, les Journées européennes du pa/matrimoine, c’est que, des deux « catégories a priori de la connaissance » chères au philosophe, l’événement convoque au moins autant l’espace que le temps… À croiser ainsi le fil des textes produits par La Mercerie et les analyses des JEP délivrées par les spécialistes des sciences humaines, on trouverait assurément bien des analogies : même volonté « d’installer un événement dans la durée », même souci de « restituer à tous les histoires singulières », même stratégie d’inscription de l’événement « dans le territoire et les réseaux d’institutions partenaires », même cheminement revendiqué de l’intime au collectif, du singulier à l’universel… Alors, bien sûr, il y a ce glissement du patrimoine au matrimoine. Très au-delà de la « facétie du jeu sémantique » évoquée par son fondateur et inspirateur, il faut y voir, me semble-t-il, un acte plein de sens et profondément artistique. Celui d’un « poète » qui invite à voir, derrière l’événement et ce qu’il pourrait sembler traduire – la nostalgie des temps révolus, un certain passéisme réactionnaire, voire un repli identitaire –, le besoin, fortement présent dans notre société, de réinventer un récit partagé, de reconstituer – fût-ce de façon éphémère – un collectif donnant de la valeur aux mêmes objets, d’affirmer publiquement et simultanément une même communauté de destin. En ce sens, mettant en pleine lumière le « Plus Petit Objet Culturel Commun », « Monsieur Bouton » ne pouvait trouver plus belle métaphore pour exprimer ce désir diffus d’une communauté retrouvée : oui, de même que le bouton et la boutonnière relient deux éléments d’un même vêtement, le travail mené sur la mémoire et l’héritage contribue à recréer – ou, au moins, à renforcer – le fameux « lien social ». Il est donc parfaitement légitime que les Journées du matrimoine aient trouvé place au sein de l’événement institué très officiellement il y a vingt-cinq ans… Et, puisque Michel Jeannès, expert ès allitérations et jeux langagiers, nous y invite, osons dire qu’à un « Monsieur Toubon, ministre de la Culture » devait un jour correspondre un « Monsieur Bouton, ministre de la Couture (sociale) » !
Sur la vitrine de la mercerie lyonnaise « À l’Économe », dans les semaines précédant sa fermeture définitive, on pouvait lire, ainsi que l’attestent les images du film La Traîne de la mariée : « Tout doit disparaître. » Comment ne pas lire dans cette triviale inscription commerciale comme un rappel quasi métaphysique qu’en effet l’homme – en tant qu’être humain singulier, mais aussi en tant qu’espèce – est un jour appelé à « retourner en poussière » ? Et qu’en conséquence, seuls la mémoire des vivants et le respect de l’héritage légué par les pères et les mères peuvent, un temps, reculer l’échéance, ainsi que le rappelle, a contrario, l’admirable formule de Marcel Proust : « Les morts ne gouvernent plus les vivants, selon la parole profonde. Et les vivants oublieux cessent de remplir les vœux des morts6 » ? Tel est bien le message qu’à leur façon délivrent les boutons de La Mercerie, comme d’authentiques éléments de notre patrimoine commun… Pardon, de notre matrimoine.
1. Le passage suivant reprend pour partie des éléments du texte Journées européennes du patrimoine. Guide pratique rédigé en 2008, à la demande du Conseil de l’Europe, par l’auteur du présent article (accessible sur le site www.coe.int/JEP).
2. Les Journées européennes du patrimoine. Les clefs d’un succès et les défis de demain. Rapport de synthèse, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1999 [Colloque international, Bruxelles, 22-24 avril 1999].
3. Notamment, l’étude menée, à la demande de la DRAC Rhône-Alpes, par François Leroy (Expo +) : Publics et usages des Journées européennes du patrimoine. Enquête auprès des visiteurs de six sites en Rhône-Alpes (18 et 19 septembre 1999). Rapport définitif, mars 2000 [disponible sur le site www.culture.gouv.fr/rhone-alpes]. À lire aussi l’ouvrage Un présent qui passe. Valoriser le patrimoine du XXe siècle, Lyon, Éditions du CERTU, décembre 2001 [Réseau architecture Rhône-Alpes. Rencontres au couvent de La Tourette, 1997-2000] et l’enquête intitulée Journées européennes du patrimoine. Paroles de participants, menée à l’occasion de l’édition 2004 par la DRAC Rhône-Alpes (un document de synthèse de 16 pages a été publié par la DRAC en mai 2005).
4. L’assimilation des Journées européennes du patrimoine, en France, à un rituel républicain a été notamment soulignée par Loïc Etiembre dans sa thèse de doctorat sur La Communication des Journées du patrimoine. De la dimension institutionnelle à la dimension symbolique, préparée sous la direction de Jean Davallon et soutenue en octobre 2002 à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse.
5. Cf. Patrimoine et musées. L’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001, p. 214.
6. Cf. « La mort des cathédrales », Le Figaro, 16 août 1904. L’article a été repris in extenso par Patrice Béghain dans Victor Hugo. Guerre aux démolisseurs ! Hugo, Proust, Barrès, un combat pour le patrimoine, Vénissieux, Paroles d’aube, 1997.
Cet article est extrait de Filer la métaphore : du bouton aux Journées du Matrimoine, s.l.d. Michel Jeannès, éditions Fage, Lyon 2010.
L’ouvrage, édité à propos des 7eme et 8eme Journées du Matrimoine mises en oeuvre par l’artiste et le collectif La Mercerie avec l’aide de l’équipe du Musée dauphinois de Grenoble, accueille les contributions de Marie-Christine Bordeaux, Michaël Faure, Michel Jeannès, Michel Kneubühler, Joëlle Le Marec, Gaël Masset, Marie-Aude Michiels, Franck Philippeaux, Marie-Sylvie Poli, Cécilia de Varine.