Ma boîte à boutons n’est pas purement destinée aux boutons. Ceux-ci sont mélangés avec des objets de couture, bobines de fil, aiguilles, dé à coudre, crochets de rideau, galon, dans un tupperware bleu sans couvercle et sans charme, qui est rangé sur un étagère d’un placard-débarras, à côté d’un fer à repasser et d’un tas de linge froissé.
Cette perte d’autonomie des boutons est un symptôme de ce qui a changé entre la génération de ma grande-mère et la mienne. Celle de ma grand-mère était une jolie boite en fer-blanc, fermée, avec un motif très coloré sur le couvercle : le dessin tauromachique de la faena, le torero et sa muleta, et son taureau chargeant. Cette boite faisait partie des quelques objets qui parlaient du passé espagnol de mes grands-parents venus en France faire leurs enfants et leur vie d’immigrés, avec juste quelques souvenirs de là-bas. La boite était pleine à craquer de boutons de toutes sortes. Je l’ouvrais pour y plonger la main et faire ruisseler les boutons, les entendre bruisser, lisses, frais, charmants, les gros et les petits, les lisses et les rugueux, les clairs et les foncés, comme des grains de sables vus de très près, un monde potentiellement infini. C’était aussi le bruit mythique de l’Espagne pour moi qui n’en connaissait rien que le fait qu’elle se situait au bord de la mer avec des plages où plein de monde allait passer l’été. Car l’Espagne imaginaire n’était pour moi qu’une énorme plage de sable bruissant, brillant et lumineux, avec quelque part on ne sait où, des toreros en habits de lumière, et des danseuses de flamenco telles que représentées sur un tout petit cadre en céramique que ma grande mère avait aussi dans la cuisine avec cette prière peinte en noire « que dios bendiga esta casa ».
Ma mère a gardé cette boîte à boutons intacte, elle a peu servi pour les boutons proprement dits, elle est toujours aussi pleine, comme un coffre précieux et inutile qu’on n’ouvre presque jamais.
Les boutons utiles, ceux qui servent à remplacer ceux qui manquent, étaient plutôt dans une boîte à couture avec le fatras des bobines et des aiguilles. Il était facile de toutes façons de les récupérer puisqu’ils tapissaient le fond.
C’est ce système que j’ai gardé, avec encore moins de boutons et encore moins de fournitures de couture que ma mère : on y trouve ceux qui tombent et qui ne sont pas perdus, ceux qui sont vendus avec les vêtements dans des micro sachets de plastiques logés dans les coutures. Les boutons familiaux ont donc vu leur destinée bifurquer. La véritable boite, celle de ma grand-mère, est devenu un objet relique, non pas vénéré, mais soigneusement rangé pour ne pas être utilisé. Les boutons qu’on remplace (si rarement désormais) sont dans la boite à tout faire, que je sors quand il faut se décider à remettre un bouton à un manteau ou une veste auxquels il en manque trois ou autres et que j’ai continué à mettre sans boutonner, ou en fermant juste avec ceux qui subsistent.
Journées du Matrimoine – Boîte à boutons de Joëlle Le Marec